La justice démissionnaire face au proxénétisme numérique de Vivastreet
- ACPE Association
- 16 oct.
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Après près de 10 années de procédure, le 10 septembre 2025, la justice tranche : non-lieu dans l’affaire Vivastreet, les charges pour proxénétisme sont abandonnées contre ses dirigeants. Suffit-il d’être une multinationale pour que le proxénétisme devienne un modèle économique acceptable ?
En 2016, France Inter révèle qu'une plainte a été déposée contre le site de petites annonces par les parents d'une jeune adolescente de 14 ans : leur fille, victime, se prostitue sur Vivastreet. La même année, le Mouvement du Nid dépose plainte également pour proxénétisme aggravé, Vivastreet est accusé d’agir sous couvert d’un onglet de rencontres érotiques. Contrairement au reste du site, gratuit, ce type d’annonces y était payant : 79,99 euros pour un mois de publications avec un supplément du même montant pour une visibilité accrue pendant une semaine. Cela représentait, en moyenne, près de 9 000 annonces. Une option “changement de ville illimité” sur la rubrique permettait potentiellement de répondre au phénomène des “sex tours”, méthode utilisée par les réseaux de proxénétisme pour exercer leur activité avec davantage de discrétion grâce à la mobilité constante des victimes.
L’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) est chargé d’enquêter. Cependant, l'OCRTEH a des liens avec le fondateur de Vivastreet. Ce dernier assure des formations auprès de la police judiciaire et se targue de l’avoir, lui-même, saisie, en 2009, pour exposer la problématique de recrudescence d’annonces prostitutionnelles. L’enquête stagne, la demande du Parquet d’analyser le serveur de Vivastreet reste lettre morte.
Le 30 mai 2018, le Parquet décide de l’ouverture d’une information judiciaire, confiée à la section de recherches de la gendarmerie de Paris, l’enquête prend une nouvelle tournure, les faits de proxénétisme aggravé sont caractérisés.
Dans le cadre de l’instruction, des recherches effectuées sur des forums annexes ont permis de mettre en évidence des références fréquentes au site Vivastreet pour des annonces de prostitution. La collecte de données d’anciennes annonces via le site “Wayback Machine” mettait en lumière des publications avec le terme d’”escort” jusqu’en 2018, puis “Erotica”.
Jusqu’à sa suppression, la rubrique “Erotica” contenait des annonces aussi bien explicites “prestation jusqu’à 1ère éjac, 100€” qu’édulcorées, sous des termes, néanmoins, évocateurs : “massages tantriques”, “massages naturistes”. Les valeurs monétaires étaient, parfois, remplacées par d’autres monnaies d’échange pour lesquelles personne n’est dupe : “Une heure, 200 roses […], 600 roses, la soirée.”, “X caramels”.
Vivastreet se défendait de n’être qu’un site hébergeur non responsable du contenu publié par les internautes, mais le site portait mention de ses modalités de modération “Toutes les annonces et photos postées sont contrôlées manuellement pour en vérifier le contenu”. Le Mouvement du Nid établissait, par des exemples de modération d’annonces via constats d’huissier, que le modérateur ne pouvait ignorer la nature du contenu initial portant sur de la prostitution.
État de fait confirmé par l’audition d’anciens employés du site qui s’accordent à dire que personne ne pouvait ignorer la situation. Les consignes étaient claires, bien que les dirigeants aient pris soin de ne les transmettre qu’à l’oral.
Le processus de modération se déroulait de la manière suivante, avec trois niveaux d’intervention :
Modification ponctuelle d’un ou plusieurs éléments par Vivastreet : “par exemple, si le titre avait un caractère sexuel, on le supprimait ou on le modifiait en fonction de critères définis par Vivastreet […], ces critères et mots ont été transmis aux employés uniquement à l’oral”.
Désactivation de l’annonce
Suppression de l’annonce : “mais c’était fortement déconseillé par Vivastreet car les annonces Erotica étaient payantes”.
Les employés reconnaissent en avoir parlé entre eux, peu fiers de leur travail, qui, pour certains, les ont conduits à démissionner : “J’ai quitté Vivastreet car je saturais, c’était psychiquement trop lourd […], j’ai trouvé ça malsain. A force d’avoir des macs au téléphone, j’en avais marre.”
"En fait, sur des annonces en ligne de femmes, c’était souvent des hommes qui répondaient.”
Ils font état de leur solitude face à une direction sourde à leurs alertes qui utilisait l’argument d’autorité pour couper court à toute remise en question : “J’ai cherché à en discuter avec des responsables mais ils fermaient le débat immédiatement et utilisaient leur autorité pour que je ne revienne pas à la charge.”
“Quand je suis rentrée dans l’entreprise, on nous a dit que la section Erotica permettait aux prostituées de rester indépendantes et de ne pas se retrouver dans des situations trop dangereuses. C’était le discours officiel, celui qui rassure. Mais en définitive, je me suis rendue compte qu’il y avait des filles qui n’étaient pas forcément indépendantes et qu’il y avait des réseaux.”
“La direction nous a dit que l’escorting était légal et comme le site n’a pas fermé, on a fini par les croire.”
Le créateur du site indiquait avoir rendu ce type d’annonces payantes pour en limiter le flux. Cependant, la politique de Vivastreet à l’égard des publications a laissé peser un doute légitime sur le bien-fondé de ses déclarations. En particulier, lorsque ce dernier est confronté au chiffre d’affaires de la rubrique “Erotica” évalué, sur la période de décembre 2013 à juin 2018, à une moyenne de plus de 33 millions d’euros.
La rubrique “ Rencontres ” a été définitivement supprimée le 18 juin 2018, peu après la publication d’un article, le 31 mai 2018, annonçant l’ouverture de l’information judiciaire pour proxénétisme aggravé contre les dirigeants de Vivastreet. L’article faisait également écho à la fermeture du site “Backpage.com ” aux États-Unis, le 6 avril 2018, ayant entraîné l’inculpation de sept responsables.
Un dirigeant de Vivastreet déclarait : “Dans nos négociations avec les professionnels, la réputation revenait sans cesse. C’était problématique et posait des problèmes de crédibilité. ” Cette remarque montre que la fermeture visait, avant tout, une logique de business, en protégeant l’image de l’entreprise et ses dirigeants, et non à une volonté sincère de coopération avec la justice ou de prise en considération des victimes.
Alors même que l’information judiciaire a établi que le site hébergeait sciemment des annonces de prostitution, et que l’enquête a montré qu’une part importante du chiffre d’affaires — et donc des dividendes des actionnaires de Vivastreet — provenait de ces annonces, ce qui caractérise juridiquement le proxénétisme à double titre (par la facilitation de la prostitution et par le bénéfice tiré de celle-ci), l’affaire s’est soldée par un non-lieu. Il est estimé que l’intention délictuelle — c’est-à-dire la volonté délibérée de favoriser et pérenniser ce type de publications — n’était pas suffisamment caractérisée au niveau individuel pour les dirigeants et responsables mis en cause.
Notre analyse :
Nous déplorons que Vivastreet n’ait pas été poursuivi en tant que personne morale dans cette affaire.
Partie civile sur d’autres procédures en cours à l’encontre de sites criminels — comme Coco ou Wannonce — l’ACPE espère que la Justice saura tirer les leçons de ce manqué et que le nouveau délit d’administration illicite d’une plateforme en ligne¹, en vigueur depuis le 26 janvier 2023, ouvrira la voie à la responsabilisation et la condamnation de ces entreprises dont la fin justifie les moyens, alors que ces moyens consistent à exploiter sexuellement des victimes, y compris des mineur.e.s.
Contacts presse :
ACPE : 01 40 26 91 51 - juridique@acpe-asso.org - www.acpe-asso.org
Me Anastasia PITCHOUGUINA : 06 22 94 06 36 - ap@solaris-avocats.com
AADH : info@aadh.fr
¹ Art. 323-3-2 du Code Pénal qui sanctionne le fait : Pour une personne qui fournit un service de plateforme en ligne de, sciemment, permettre la cession de produits, de contenus ou de services, dont la cession, l’offre, l’acquisition ou la détention sont manifestement illicites.
Pour tout individu de proposer, par l’intermédiaire d’un fournisseur de service de plateforme en ligne, des prestations d’intermédiation ou de séquestre qui ont pour objet unique ou principal de mettre en œuvre, de dissimuler ou de faciliter les opérations de cession de ces produits, contenus ou services.



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